Le grand dérangement global (ou l'art de se dissiper dans les parages du gouffre)

Article écrit par Bertrand Rouziès Léonardi, initialement publié le 2 février 2015 dans le Club de Médiapart http://blogs.mediapart.fr/blog/bertrand-rouzies/010215/le-grand-derangement-global-ou-lart-de-se-dissiper-dans-les-parages-du-gouffre

Je pourrais parler longuement du grand dérangement mental d’un premier ministre français qui, reçu dans une dictature oligarchique, ose affirmer que son gouvernement va présenter une loi pour que les touristes nouvellement enrichis de cette dictature puissent aller à Versailles le samedi et faire les grands magasins le dimanche à Paris, au lieu d’écumer ceux de Londres. Je me contenterai d’en dire ceci : qu’un homme d’État français, produit d’un socialisme opportuniste et cosmétique, en soit venu à offrir sur un plateau aux prédateurs économiques de son propre pays le code français du travail en fricassée, passe encore, cela était prévisible ; mais que le même se soit cru assez libre pour tendre ostensiblement ce même plateau aux prédateurs d’un autre pays, au mépris du serment qu’il a fait de servir le peuple français, voilà qui m’en bouche un coin. Lorsqu’on est un responsable politique, il faut avoir un sacré sentiment d’impunité pour s’autoriser une telle trahison. Mais la catatonie d’un peuple passé par la lessiveuse à cerveaux de la médiacratie ouvre un boulevard à ce type de personnage. Je note au passage que les salariés français mobilisés le dimanche devront travailler pour le bon plaisir de la clientèle chinoise, du moins à Paris, car il semble, à en croire notre premier ministre (j’écris « notre », mais il roule pour quelqu’un d’autre, apparemment), que cette loi n’ait été conçue, au bout du compte, que pour les enseignes parisiennes du luxe industriel.

Je pourrais parler longuement, aussi, du grand dérangement mental de ces astrophysiciens scientistes qui nous bassinent les oreilles avec leurs exoplanètes potentiellement habitables et exploitables (vieille antienne journalistique de la « colonisation de l’espace »), quand nous avons déjà fort à faire avec notre petit globe si fragile, dont nous tarissons le miracle biologique à une vitesse qui décourage l’entendement.

Je pourrais parler longuement, encore, du grand dérangement mental des ministres et des chiens de garde de la finance qui viennent nous seriner sur toutes les ondes, quittes à réveiller d’antiques fantasmes xénophobes, que si les Grecs ne paient pas leurs dettes, c’est nous, contribuables européens, qui les paierons à leur place, comme si nous, citoyens, avions voté des deux mains et des deux pieds les programmes publics de reprise des titres de dettes grecs aux banques privées. Le pire est que cette tentative grossière de transformer l’élan populaire de sympathie envers les Grecs en harcèlement d’usurier fera son effet, à force de ressassement, dans les têtes mal faites, avides de faire mal, parce que c’est plus simple.

Je pourrais parler longuement, enfin, de notre propre dérangement mental, à nous qui constituons, par nos commentaires, cette « opinion publique » dont Bourdieu disait, à l’époque où les sondages seuls faisaient parler les citoyens, qu’elle n’existait pas et qui aura fini par prendre forme dans l’immense chambre à échos de l’Internet. Nous montrons que nous ne valons pas mieux que les géostratèges de cabinet ministériel, de comptoir de bistrot ou de plateau TV, en nous affrontant comme nous le faisons, la bave aux lèvres, sur des sujets aussi inessentiels, au fond, que celui de savoir qui de l’OTAN ou de Poutine est le plus agressif et sournois en Ukraine. Que d’énergie gaspillée à nous accuser les uns les autres, dans un geyser d’invectives et de preuves hétéroclites, de soutenir la mauvaise cause, comme si toute cause n’était pas desservie par la guerre menée en son nom ! Les faucons n’attendent que cela, que nous courrions tous aux armes et nous entretuions au pied de la Bastille, pensant chasser ainsi le spectre de la conflagration. Tous les belligérants commettent des crimes, et même ceux, et surtout ceux qu’anime le sentiment d’être du bon côté, car alors, immoralité suprême, la fin justifie tous les moyens. L’histoire de la guerre dit assez que la guerre ne respecte plus aucun code, passé un certain seuil d’engagement. Il n’est même pas certain qu’en temps de paix, sous la couverture pratique du secret défense et suivant ce principe infernal qu’un temps de paix est un temps de préparation à la guerre, la soldatesque respecte les lois qu’elle est censée défendre. Faut-il que nous soyons sots pour nous écharper sur la responsabilité des crimes commis en temps de guerre, alors que nous devrions nous demander pourquoi il est si facile à nos dirigeants de nous enrôler dans leurs guerres ! Et pourquoi, en effet ? Allez, je vous aide un peu : le capitalisme est une économie de guerre, sa phraséologie est guerrière.

Non, ce dont je veux vous parler est quelque chose à côté de quoi nos guéguerres semblent un divertissement de petites frappes, quelque chose qui devrait nous faire passer l’envie de courir après tous les leurres ‒ la patrie à défendre, le roman national à se réciter à la veillée, les fleurons industriels, la place du pays dans le monde et autres balivernes, tout ce pourquoi on dit faire la guerre ‒ que le capitalisme nous jette dans les pattes pour nous empêcher de lui faire la guerre : la crise du vivant. La survie de notre espèce n’est pas seulement en jeu, mais celle de toutes les espèces évoluées (au-dessus de l’amibe, si vous voulez) dont l’existence, du fait de notre domination sans partage, dépend maintenant de nous (Anthropocène). Et qui trouve-t-on derrière cette crise du vivant ? Honte à nous ! Les mêmes qui étaient derrière la crise des subprimes. Que voulez-vous ? Too big to fail… Bank of America (17 milliards de dollars d’amende), JP Morgan Chase (13 milliards de dollars d’amende), Goldman Sachs… Ces larrons ont infiltré les conseils d’administration d’un discret avatar du capitalisme verdissant : les biobanques. Ne cherchez pas sur le net, vous seriez renvoyés par Google vers des institutions de recherche médicale. « Biobanque » est la traduction française de « mitigation bank ». Les biobanques font dans la protection des espèces en voie d’extinction. Elles investissent dans ce « capital naturel » dont parle l’économiste Pavan Sukhdev, capital resté longtemps invisible mais que convoitent à présent les multinationales, qui étaient plus de 2 700 au dernier sommet de la terre, en 2012 (contre 7 au premier, en 1992). À l’heure où l’on parle de sixième extinction de masse des espèces terrestres, il n’est pas indifférent que des biobanquiers mettent la main sur ce qui vaudra bientôt infiniment plus que l’or, sur ce qui, en réalité, n’a pas de prix. La dénomination anglaise mitigation bank suggère une entreprise d’allègement de la prédation capitaliste sur l’environnement. Or, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un système de compensation, moyennant finance, des dégâts infligés à la nature par les activités industrielles. Des indulgences environnementales, en somme. Il n’est pas demandé aux capitalistes de freiner leurs ardeurs, mais de bien mesurer ce qu’elles leur font perdre de profits potentiels, puisque c’est là le seul langage qu’ils comprennent. Les biobanques sont tenues légalement de protéger l’espace de vie des espèces menacées dont elles ont la charge, quittes à devoir leur aménager un biotope artificiel (hérésie) quand toutes les parcelles du biotope original ont été vendues. Le hic est qu’elles n’ont pas d’obligation de résultat. Aux États-Unis, les biobanques, qui ont dépassé le millier, ont jeté leur dévolu sur les wet lands, ces zones humides à la biodiversité exceptionnelle. Leurs profits explosent. La plus grosse biobanque de l’ouest américain, Wildlands, totalise 40 000 000 de dollars de chiffres d’affaires par an et vendra bientôt, peut-être, des actions sur le serpent aquatique géant de Garter du Sutter County ou sur la salamandre tigrée de Californie. Mais les profits explosent aussi pour les banques traditionnelles, Bank of America, JP Morgan Chase, Goldman Sachs, etc., qui assurent les risques de ces activités de protection des espèces menacées. Pour plus de détails, on regardera le documentaire de Sandrine Feydel intitulé Nature, le nouvel eldorado de la finance, qu’Arte diffusera le 2 février. La réalisatrice est venue le présenter sur France Culture, dans l’émission Terre à Terre, le 31 janvier dernier.

Comment en est-on arrivé là ? La faute à Ronald Reagan. En voilà un autre, de grand dérangé, qui l’aura été au début de sa carrière politique comme à la fin de sa vie. Dans les années 1960-1970, aux États-Unis, la cause environnementale, dont certains, par chez nous, faisaient profession de railler les militants, avait trouvé de puissants relais institutionnels, comme l’EPA, l’Agence de Protection de l’Environnement, et politiques, puisque démocrates et républicains s’entendaient sur la nécessité de renforcer l’arsenal des contrôles, de multiplier et d’étendre les réserves. Ce resserrage de vis devait entraîner ce que les historiens américains nomment « the environmental backlash », qu’on peut traduire par « le retour de bâton environnemental ». Les industriels constituèrent des lobbies anti-environnementaux, dont l’Heritage Foundation est le plus connu, pour contrebalancer les avancées écologiques. Leur argumentaire était simpliste (mais certains esprits se contentent de peu) : la protection de la nature coûte cher au contribuable, est inefficace et génère du chômage. Mieux vaut confier au marché le soin de s’en occuper. Reagan fut le candidat de l’Heritage Foundation. Durant la campagne présidentielle, des ouvriers de l’Ohio, dont les rangs venaient d’être décimés par un plan de licenciement, purent entendre le candidat républicain leur dire que tous leurs malheurs étaient dus à ces freins administratifs mis au développement industriel. Une des premières mesures de cette marionnette, une fois arrivée au pouvoir, fut de diminuer d’un quart le budget de l’EPA. En 1991, George Bush père mit en place le cadre légal du mitigation banking, au nom du principe « pas de pertes nettes », autrement appelé « gagnant-gagnant ». Désormais, il existe un Ecosystem Market Place (non, vous ne cauchemardez pas). Cet organisme non gouvernemental, partant du constat que tout a été essayé, en vain, par les pouvoirs publics pour protéger l’environnement (merci qui ?) et qu’il y a un potentiel de croissance considérable du mitigation banking (10 % par an), s’est fait une spécialité de recenser toutes les biobanques du monde, de compter les actions émises par chacune d’elles et, plus largement, d’inventorier les marchés « verts ». Qu’on ne se croie pas protégés en France. Depuis trois, quatre ans, la Caisse des Dépôts, par le truchement de sa filiale CDC Biodiversité, propose des instruments de compensation (« solution nature pour les aménageurs ») pour la gestion des derniers 350 ha de steppe semi-aride d’Europe occidentale en plaine de La Crau. Un sujet d’enquête pour Jade Lindgaard ?

Derrière le miroitement hypnotique des algorithmes boursiers, au-delà des jouissances tristes que procure l’accumulation de biens de qualité médiocre dont on se lasse vite, le capitalisme, pour la plupart d’entre nous, est un cauchemar réalisé et multiforme. La capitalisme, ce sont, en vrac : les injustices sociales intériorisées et couvertes par la loi du plus fort ou du plus fourbe, des écarts de richesses inédits, même sous l’Ancien Régime, le ruissellement superficiel des gains, le conditionnement consumériste dès le berceau, l’éducation multivitesses, la prime à l’incompétence, l’idolâtrie du chiffre, la sanctification du travail intéressé, l’apologie de la concurrence forcenée, contrainte et faussée entre les individus et entre les états, la globalisation de la guerre vicinale, l’esclavage salarial, le trafic de « minerais » animaux et humains (« habeas & moneas corpus »), les banques de semences cofinancées par les multinationales, le brevetage du vivant, le mésusage de la propriété (abusus), le pillage des ressources jusqu’au dernier fragment extrayable, la spéculation sur les denrées alimentaires, le mépris des générations futures, sommées de remédier aux errements présents avec des moyens réduits, la concussion à tous les étages, le mélange des genres, les combines, les ententes illicites, le clientélisme, la cooptation, etc. Le capitalisme n’en finit pas de pourrir et je vois arriver le jour où il trouvera le moyen de monnayer sa gangrène aux millions d’affamés qu’il produit.

« Mon ennemi, c’est la finance », disait l’autre, avant d’aller à Canossa et d’y baiser le sabot du Veau d’Or. « La finance », c’était encore trop vague, sans doute. Nous savons qu’il y a des hommes, des institutions et des infrastructures derrière ce mot. Les accapareurs modernes sont peu nombreux, connus et même accessibles pour certains, mais ils se moquent des fourches, car ils ont réussi à intéresser une part importante d’entre nous à la défense de leurs Bastilles. Signal encourageant, néanmoins, pour les opposants à la déraison capitaliste, quelques-uns de ces accapareurs sont entrés dans une logique survivaliste et achètent des terres au milieu de nulle part pour s’y faire construire des oasis bunkérisées, comme s’ils ne croyaient plus eux-mêmes à un énième rebond du système qui les a enrichis. Se pourrait-il qu’il suffise d’un rien, dans le genre coup de pouce des Gardes Françaises, pour que tout s’écroule ? Si chaque citoyen responsable disait son fait à l’imbécile en costard cravate ou à son perroquet en marcel qui parle encore de croître quand il est nécessaire de décroître pour sauver ce qui peut l’être, nous aurions déjà fait œuvre de salubrité publique, même si, par ailleurs, il est désespérant de constater que plus de 2600 ans après les condamnations de la démesure (hybris) par les anciens Grecs, nous hésitons encore à flétrir tout à fait celle qui menace de tout emporter.

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