Il était une fois les arbres et nous, par Bertrand Rouziès-Léonardi

Avertissement, par Écodouble :
Le texte qui suit aurait dû figurer dans un ouvrage collectif qui, sous la direction de Paul Jorion, ne vit jamais le jour.
Son titre devait être : Encyclopédie du XXI ème siècle.
En 2014, Bertrand Rouziès-Léonardi fut le principal contributeur durant les travaux préparatoires de cet ouvrage.


Votre monde est superbe, et votre homme est parfait !
Les monts sont nivelés, la plaine est éclaircie ;
Vous avez sagement taillé l'arbre de vie ;
Tout est bien balayé sur vos chemins de fer ;
Tout est grand, tout est beau, mais on meurt dans votre air.

Alfred de Musset, « Rolla », 1833.

Il était une fois, en des temps pas si lointains, un empire terrestre, empire de Libre-Échange, qui ne connaissait que la liberté de piller et de gaspiller à grande échelle, à échelle globale, les fruits inégalement répartis du pillage, ce qui entraînait une dévaluation permanente de tout ce que les notions de liberté et d’échange charrient de positif, au grand désespoir des peuples sommés d’embrasser cette liberté-là ou la mort, et qui troquaient en fait une mort immédiate contre une mort lente. Dans cette économie marchande de la rapine ou Raubwirtschaft1, les intérieurs cossus des habitants les plus favorisés se remplissaient et se renouvelaient au prix d’une extension continue des déserts autour d’eux et du vide en eux.

Les administrateurs de l’empire bornaient leur gestion du progrès à applaudir chaque saut technologique en interrogeant le moins possible ses effets sur les sociétés concernées et leurs environnements et en se focalisant presque exclusivement sur le moyen de démultiplier les gains pour l’industrie. Le condominium industriel qui, en association avec le condominium financier, se partageait alors le gâteau du monde aimait à se parer des atours flamboyants de l’innovation pour justifier ses agissements primitifs, régis par la bête loi du plus fort. Les produits de consommation courante assemblés dans ses usines avaient beau être de plus en plus sophistiqués, au point de devenir, pour certains d’entre eux, des objets ésotériques à révérer autant qu’à consommer, leur fabrication n’en dépendait pas moins des énergies fossiles, extraites du charbon, du gaz et du pétrole. Si le progrès consistait à faire du neuf avec du vieux, il ne fallait pas s’étonner que le neuf sentît la mort une fois déballé. L’industrie était fondamentalement archaïque et ses stratégies de développement, à courte vue, l’étaient tout autant.

De toutes les ressources fossiles, la plus sollicitée était le charbon de bois, qu’il provînt des mines ou du bois vivant. Les autres ressources, d’exploitation plus récente, n’avaient fait que s’ajouter à celle-là, sans jamais parvenir à lui ravir l’hégémonie. Quoique tout le monde en parlât, la transition énergétique n’avait pas eu lieu. Les hommes exploitaient toujours plus de ressources, mais toujours les mêmes, en somme, de celles qui ne sont pas trop difficiles à atteindre et qui ne se reconstituent pas.

Dans ce monde de maîtres de forge, de Toubal-Caïn et de Vulcain, la machine économique ne tournait que grâce aux forêts et c’était aussi grâce aux forêts que l’air continuait d’être à peu près respirable, même s’il l’était de moins en moins pour de plus en plus d’hommes et de bêtes. Une étrange fête avait d’ailleurs été instituée, en l’honneur d’un Enfant-Dieu, né supposément au solstice d’hiver, qui consistait à abattre des dizaines de millions de jeunes arbres pour les décorer et les regarder mourir, et à consommer au réveillon un dessert en forme de bûche. L’extermination de masse et son simulacre réunis dans une même fête. C’était donc cela, le progrès. C’était comme si le Dieu des marchands de sapins, ces sapins dont on faisait aussi les cercueils, exigeait le sacrifice symbolique et le sacrifice réel.

Imaginez Yahvé réclamant et l’agneau et Isaac. Et encore, dans cet exemple, l’agneau est de trop.

Dans cet empire-là, toutes les provinces n’étaient pas au même stade d’exploitation du bois. Certaines avaient tellement misé sur le charbon pour leur décollage industriel qu’elles en avaient fait le tour un siècle après l’avoir orchestré. La province appelée Angleterre, qui brûla les forêts américaines, après avoir brûlé les siennes, et dévora sans retenue le charbon de son sous-sol pour gonfler ses exportations, pour faire tourner les moteurs à vapeur à faible rendement de ses bateaux, de ses trains et de sa lourde machinerie industrielle2, ainsi que pour alimenter le réseau mal conçu, inefficace et dispendieux des becs de gaz de son éclairage public3, l’Angleterre, dis-je, commença très tôt à mesurer les conséquences de l’intensification et de la généralisation de l’usage du charbon. Elle mesura et ne fit pas grand-chose, car en ce temps-là l’homme était savant et inconséquent.

William Turner, peintre réaliste et non pré-impressionniste, comme le proclamaient les historiens de l’art qui n’avaient pas l’heur de vivre à proximité des centrales à charbon chinoises du début du XXIe siècle, avait fixé pour les générations futures la vision de paysages urbains rongés par le smog industriel. L’historien Alexis de Tocqueville a décrit ce Pandémonium qu’était devenu en quelques années Manchester, capitale mondiale du textile. Centre névralgique de la puissance économique britannique (40 % des exportations dans les premières décennies du XIXe siècle), la ville cuisinait la mort dans ses entrailles et la rotait par près de 500 cheminées en 1843 :

« Une épaisse et noire fumée couvre la cité. Le soleil paraît au travers comme un disque sans rayons. C’est au milieu de ce jour incomplet que s’agitent sans cesse 300 000 créatures humaines. ... C’est au milieu de ce cloaque infect que le plus grand fleuve de l'industrie humaine prend sa source et va féconder l’univers. »4

Turner peignait en 1844 son célèbre Rain, Steam and Speed ‒ The Great Western Railway.

L’enfumage des villes anglaises était tel que le rachitisme touchait toutes les classes sociales. La luminosité avait baissé de 50 % en certains endroits. La plupart des arbres dépérissaient dans les jardins publics, victimes de ce que l’on commença à appeler, à partir de 1872, les « pluies acides ». Les oiseaux désertaient leurs frondaisons dégarnies. Dès 1842, était créée une Association for Prevention of Smoke, première d’une longue liste d’associations de défenseurs de l’environnement aussi bruyantes qu’inécoutées. En 1899, la plupart des Mancuniens (habitants de Manchester) désireux d’aller casser du Boers furent réformés pour cause de constitution malingre5.

À la même époque, la province des États-Unis, qui n’avait pas encore basculé dans le tout pétrole, faisait d’autres choix. L’historiographie de la conquête de l’ouest a longtemps marqué une plus grande fascination pour les percées du cheval vapeur que pour celles des convois de chariots, lesquels ne faisaient sans doute pas assez honneur à l’ingéniosité humaine. Or, l’épopée de la frontière, comme la première révolution industrielle américaine, aura surtout dépendu de l’eau et des chevaux. Ces derniers fournissaient la moitié de l’énergie totale en 1850. Les chevaux de trait américains, grâce à une sélection intelligente, gagnèrent en puissance et en rapidité. Ils étaient 50 % plus puissants en 1890 qu’en 1860 ; leur vitesse de trot passa de 3 à 2 minutes par mille entre 1840 et 1880. À la fin du XIXe siècle, on dénombrait un cheval pour vingt-cinq citadins environ à Chicago et à New York6. Quant à l’énergie hydraulique, captée par des turbines de plus en plus performantes, elle représentait 75 % de l’énergie industrielle en 18707.

Même après que l’automobile eut triomphé de l’hippomobile au XXe siècle, les chevaux continuèrent de rendre des services inappréciables. Pendant les deux immenses boucheries guerrières qui déchirèrent les provinces européennes, ils subirent, essentiellement dans les services logistiques, des pertes considérables. La Première guerre mondiale coûta à l’armée anglaise 484 000 chevaux, soit un cheval pour deux soldats tués au front. Les batailles hivernales de la Seconde guerre mondiale sur le front de l’est furent le théâtre de scènes insolites : on y vit souvent des chars lourds tirés par des chevaux efflanqués, qui « accrochaient » mieux la neige que les chenilles. On n’ose imaginer combien périrent dans ces occasions. Ils n’eurent pas droit aux hommages que les hommes réservent aux dépouilles de leurs soldats. Pourtant, l’horreur de ces guerres avait gommé la frontière que la civilisation matérialiste, à son apogée, trace présomptueusement entre l’homme et la bête. Les animaux pouvaient toujours se consoler en constatant qu’il y avait aussi des abattoirs pour la viande humaine.

Si le monopole du charbon fut brisé au XXe siècle dans les provinces occidentales, s’il fallut compter avec le pétrole et le gaz, pompés d’abord chez soi puis sans vergogne dans des provinces vassalisées (et dévalisées), il n’est pas certain que leurs habitants y aient gagné au change. On faisait encore, plus encore dans le fossile, dans le cancérigène et l’asphyxiant, et le climat global se mit à accuser le coup des rejets croissants de dioxyde de carbone. On avait toujours besoin de charbon pour les centrales électriques, on avait besoin de toujours plus de bois pour la construction, l’ameublement et le chauffage. Entre la dernière glaciation et le XXIe siècle, 10 millions de kilomètres carrés de forêts furent consommés, dont la moitié durant le seul XXe siècle. Les provinces dominantes étaient parvenues à maîtriser leur déboisement mais leurs compagnies forestières ravageaient les provinces dominées. Ainsi du Japon qui, après plusieurs siècles de laxisme, se targuait au début du XXIe siècle de sous-exploiter ses forêts tandis que ses agents organisaient la destruction méthodique des forêts primaires du Sarawak, en Malaisie.

Cela faisait longtemps que l’accès au bois était l’enjeu de luttes sociales acharnées. Bien davantage que la révolte des luddites en Angleterre, cette question d’écologie politique, qui touchait aussi à la question délicate de la propriété, avait inspiré les premiers travaux du jeune économiste Karl Marx8. La privatisation des forêts, l’abolition des usages communaux qui y étaient attachés et le développement de l’ingénierie forestière sur le domaine de l’État s’étaient heurtés à de vives résistances. Dans la France d’Ancien Régime, l’application du modèle d’exploitation à l’allemande, rationnelle et « soutenable » (le terme apparut dès le XVIIIe siècle), avait provoqué la « révolte des demoiselles » dans le Jura en 1765, révolte de villageois et de petits artisans qui se retrouvaient privés d’un bois bon marché. Les cahiers de doléances de 1789 fourmilleraient un peu plus tard de récriminations contre les activités industrielles, les forges et les salines, accusées d’accélérer la déforestation et d’augmenter le prix du bois. En réponse, une loi avait été promulguée le 29 septembre 1791, qui, à la stupéfaction des intéressés, renforçait les droits des propriétaires et interdisait aux agents royaux d’aller fourrer leur nez dans la gestion du domaine forestier privé. La mesure fut comble quand le code forestier de 1827 supprima certains droits coutumiers de prélèvements villageois. Le message était clair : priorité à l’effort d’industrialisation. En 1830, dans les Pyrénées, des villageois prirent les armes contre les maîtres de forge et les charbonniers ; il fallut treize compagnies d’infanterie pour les réduire.

N’ayant quasiment plus de forêts sur leur propre sol, les Anglais rationalisèrent l’exploitation des forêts de leurs colonies, constituées d’office en réservoirs. Là aussi, la « foresterie technocratique »9 s’aliéna à peu près tous les groupes sociaux non concernés par la coupe industrielle « raisonnée », les communautés de chasseurs-cueilleurs, les adeptes de la culture sur brûlis et de l’élevage extensif, les communautés villageoises privées de leur petit bois de chauffage et même les marchands de bois précieux. Des révoltes éclatèrent régulièrement (Gudem Rampa en 1879, Chotangpur en 1893, Madhya Pradesh en 1910), qui forgèrent la conscience nationale indienne et furent l’occasion d’expérimenter des formes de protestation pacifiques comme la grève de la faim et la désobéissance civile.

Durant le XXe siècle, les conflits autour du déboisement industriel et agro-industriel (transformation de la forêt en plantation monospécifique d’eucalyptus, pour le papier, d’hévéas, pour le caoutchouc, ou de palmiers à huile) firent peut-être moins de morts, mais les conséquences affectèrent tous les territoires possédant un couvert forestier, y compris les territoires pratiquant une gestion scientifique. Il suffisait de si peu de chose, alors, pour que le bien public se confondît avec les intérêts privés et que la science apportât sa caution.

Beaucoup de temps a passé. Après plusieurs bouleversements climatiques majeurs, les hommes ont compris qu’il fallait coopérer avec la forêt, que l’aventure de l’espèce a commencé là et que c’est là, parmi les arbres, en leur compagnie apaisante et grandiose, que la vie vaut la peine d’être vécue, au rythme lent des choses qui se pénètrent du monde qu’elles pénètrent. Dans un sursaut de lucidité, les hommes du XXIe siècle s’étaient promis de planter un arbre pour un arbre arraché. Nous, plusieurs siècles plus tard, nous en plantons dix, de diverses essences, dix pour un prélevé, ceci pour donner dix fois plus de chances à la biodiversité de nous émerveiller un million de fois plus à chaque poussée de sève, et nos enfants ont la charge de veiller sur leur croissance comme nous veillons sur la leur. Prenant acte de ce que les meilleurs sols sont les sols forestiers, nous avons développé tous ensemble, dans le respect de savoir-faire et de savoir-vivre pluriséculaires, une agriculture symbiotique qui fait avec les arbres, qui se protège par eux et se développe par eux. Longtemps l’humanité a mesuré sa force à l’ampleur des destructions qu’elle opérait. Il s’agissait là d’une puissance nihiliste. À présent, sa force se mesure à sa capacité d’épouser sans la violer l’une des formes les plus achevées de la nature pour y régénérer la grammaire de sa culture.

Qui s’identifie à l’arbre se sent de la force mais ne se croit pas immortel.

Bertrand Rouziès-Léonardi

1 Ernst Friedrich, Wesen und Geographische Verbreitung der Raubwirtschaft, Petermanns Mitteilungen, 50, 1904. 2 Si l’on en croit le témoignage d’un film d’animation japonais de Katsuhiro Ōtomo, Steamboy, sorti en 2004 sur les écrans de cinéma.  3 Apparu à Londres dans les années 1810, le gaz d’éclairage était un produit de la distillation du charbon ‒ et il fallait beaucoup de charbon pour distiller le charbon. Son pouvoir éclairant était médiocre. Les conduites qui l’acheminaient étaient de véritables passoires. 30 % du gaz rejoignait l’atmosphère délétère des villes dans les années 1850. Voir Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse, Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012, p. 203-235.  4 Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes : Voyages en Angleterre, Irlande, Suisse et Algérie, éd. J.-P. Mayer, t. V, fasc. 2, Paris, Gallimard, 1958, p. 82. 5 Stephen Mosley, The Environment in World History, New York, Routledge, 2010, p. 106-107. 6 Voir Joel Tarr & Clay McShane, The Horse in the City. Living Machines in the Nineteenth Century, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2007. 7 David E. Nye, Consuming Power. A Social History of American Energies, Cambridge (MA), MIT Press, 1998, p. 82. 8 John Bellamy Foster, Marx’s Ecology : Materialism and Nature, New York, Monthly Review Press, 2000, p. 67. 9 Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène, Paris, Seuil, 2013, p. 241.

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