Folie des grandeurs d'une fin d'époque ou comment réinventer le passé, par Bertrand Rouziès-Léonardi

Nous pensions, après la présentation de la loi El-Khomri, qu’il n’était pas possible de ravaler plus bas le projet politique socialiste, dont je rappelle qu’il se formulait ainsi au début du XXe siècle : mettre l’économie au service d’une société plus juste. Eh bien non. Il y a un degré supplémentaire dans la descente aux abysses qui nous rapproche dangereusement de l’enfer dantesque. C’est à ce niveau-là qu’il faut loger le gigaprojet de mall à 3 milliards d’euros, EuropaCity, que le groupe chinois Dalian Wanda et Immochan, branche immobilière d’Auchan (famille Mulliez, évadée fiscale engraissée au CICE), comptent réaliser dans le triangle de Gonesse, sur 80 ha, avec les encouragements intéressés de l’État aménageur et d’une majorité d’édiles locaux (les quelques résistants se recrutent à droite (LR), à l’extrême droite (FN) et chez EELV). Ce triangle de Gonesse, déjà grignoté de partout, ce sont 800 ha d’excellentes terres agricoles (un miracle en exploitation intensive), parmi les dernières d’Île-de-France. Il y avait bien la friche industrielle de PSA-Aulnay, plus au sud, 180 ha, mais Auchan n’en a pas voulu. C’est tellement plus grisant, tellement plus moderne de saccager le bel et le bon que de dépolluer !

En matière de malls dispendieux et énergivores, la France souhaite en remontrer à Dubaï et à Riyad, mais COP 21 oblige, et dans la mesure où son président, Laurent Fabius, qui n’est plus à une incohérence près, soutient le projet, les commanditaires d’EuropaCity ont verdi et gadgétisé leur copie : on lui fera une carapace de panneaux solaires usinés en Chine, on y aménagera 50 000 m² d’équipements culturels pleins d’écrans abrutissants et de machins à acheter, on y ouvrira un FabLab pour impotents manuels et des espaces de coworking pour geeks posthumains. Cela fera sans doute oublier le centre commercial de 230 000 m², le parc d’attractions, la piscine sous bulle et la station de ski sur neige artificielle. La promesse de création de plus de 11 800 emplois dans un paysage socio-économique sinistré (chômage à 16,7 %, taux de pauvreté à 25 %) fait bander les inverseurs de la courbe du chômage. Et tant pis si la plupart des emplois destinés aux locaux consistera probablement en jobs de gardiennage, de nettoyage, de vente et de mise en rayons, pourvu que le lumpenprolétariat ait de quoi s’en mettre plein les mirettes ; et tant pis, également, si le ratio emplois détruits/emplois créés, dans un espace déjà saturés de malls, risque rapidement d’être négatif. Il se trouve d’ineptes sociologues tel Jean Viard pour y voir la pouponnière de la société commerciale du futur.

Les consultations publiques, sans valeur décisionnaire (vive la démocratie participative !), donnent de bonnes raisons d’espérer aux promoteurs d’EuropaCity. Il ne sera pas nécessaire d’envoyer l’armée ou les CRS contre les opposants. On laissera les pauvres embauchés en CDD taper sur d’autres pauvres. L’assurance (rarement vérifiée) d’un ruissellement des bénéfices motive de nombreux habitants qui, prêts à signer ce pacte faustien, ont visiblement fait une croix sur le futur pour croire que le futur, dans une économie globalisée de l’accaparement au bord du krach, c’est forcément cela.

Comment appelle-t-on un régime politique qui préfère nourrir les illusions de son peuple plutôt que les ventres ? Et comment qualifier un secrétaire d’état à la réforme territoriale, André Vallini pour le nommer et le marquer au fer rouge de l’infamie, qui, ignorant le bilan carbone désastreux de ces aménagements, ose dire : « Pour que la France reste la France, nous devons continuer à construire des aéroports, des barrages, des autoroutes, des lignes de TGV, des équipements de tourisme. » La direction est donnée : on regarde résolument vers le passé. Le saupoudrage des nouvelles technologies à la mode n’y changera rien. Cette façon de penser, construire pour construire, sans même se soucier du pourquoi et du pour qui, est d’un archaïsme ahurissant. Pour que la France reste la France, il serait bon qu’on tienne compte des Français qui y vivent ou tentent d’y vivre, dans un environnement de plus en plus dégradé. Ah qu’il est beau et fort, le symbole : Auchan détruisant des champs avec l’argent chinois...

Il y avait bien d’autres façons de valoriser le triangle de Gonesse, comme transformer ces 80 ha de bonne terre en zone sauvage ou en jardins collectifs pour aider les riverains à accéder à l’autonomie alimentaire, mais l’imagination n’est pas au pouvoir. Nous avons, paraît-il, les meilleurs experts du monde, formés, comme la plupart des dictateurs de l’Afrique francophone de l’après-décolonisation, dans les meilleures écoles, Sciences Po, l’ENA, Normale Sup, l’EHESS, Polytechnique, et y enseignant à leur tour, parce qu’on y végète à l’aise. Ils sont très écoutés, ratiocinent à tout vent, à tous les carrefours médiatiques, nous entretenant de leurs radotages à longueur d’année. Ces radotages doivent bien avoir un fond de génie : ils sont tellement au-dessus de toute critique que la contradiction est assurée le plus souvent par des collègues et amis qui sont d’accord avec eux à peu près sur tout. Alors, comment se fait-il, dans un contexte aussi propice à la propulsion du schmilblick, que leurs lumineux diagnostics éclairent si peu, que leurs avant-gardistes préconisations fassent régresser un pays qui fut, au XVIIIe siècle, un phare intellectuel et un laboratoire politique si bouillonnant ? L’excuse suivant laquelle ils ne seraient écoutés des décideurs qu’à demi ou de travers ne tient pas, puisqu’ils fréquentent les mêmes cercles et qu’on ne s’y entend que trop bien pour se partager les derniers rogatons d’une croissance égrotante. Non, les professionnels de la politique, de concert avec une partie de la haute fonction publique de l’État, considérant que la société civile est trop inculte pour leur disputer un magistère pourtant si peu inventif, appliquent au contraire avec un zèle stupide les recommandations de ces experts qui ont intérêt à ce que tout change en surface pour que rien ne change en profondeur. Ils savent pour nous, parce qu’ils voient grand et gros (BIG est d’ailleurs l’acronyme du cabinet d’architecture danois mégalomaniaque qui a conçu les plans d’EuropaCity) et que nous sommes petits et faibles. Certes, ils ne voient pas loin et jettent la République sur l’iceberg, mais que leur importe ? Si le paquebot coule, ils n’auront pas l’élégance d’attendre que le gros des passagers ait été évacué pour accaparer les rares canots de sauvetage que leur prévoyance à ras de nez aura embarqués.

Alors que faire ? L’entartage est un rappel à l’ordre trop gentillet. Les Ukrainiens avaient trouvé une méthode radicale, vite jugée par nos experts d’un populisme vulgaire, pour ne pas dire abject : jeter littéralement à la poubelle les représentants et leurs séides notoirement incompétents et/ou convaincus de mensonge et/ou de malversation. Ce pourrait être une étape avant la mélasse (il y a assez de goudron comme cela) et les plumes, et, à la fin des fins, l’ostracisme, par quoi l’on rendrait l’exercice d’un mandat politique beaucoup moins désirable.

Ne laissons pas les interstices de vie aux marchands et à leurs supplétifs politiques ou ils feront le vide dans nos âmes et dans nos cœurs. Chassons-les de la cité avant qu’ils ne la transforment en prison consumériste pour anthropophages conditionnés. Proposons, occupons, expérimentons, avant même d’en avoir reçu l’autorisation, sinon pour nous, du moins pour les générations futures. C’est le minimum requis en matière de morale.

Parallèlement, exigeons une nouvelle Constitution qui s’inspirerait du préambule de la Constitution de l’archipel des Seychelles, en première ligne face au bouleversement climatique :

Nous, le peuple seychellois,
Remerciant le Tout-Puissant d’habiter l’un des plus beaux pays du monde ;
Toujours soucieux du caractère unique mais fragile des Seychelles ;

Déclarant solennellement notre engagement inébranlable … à contribuer à la préservation d’un environnement sûr, sain et viable pour nous-mêmes et pour notre postérité…

Avec Fabius au Conseil constitutionnel, nous sommes certains que pareil préambule ne verra jamais le jour. Mais la France est le plus beau pays du monde, n’est-ce pas ? Elle n’a pas de leçon à recevoir de quelques confettis du Pacifique. Elle a Laurent Fabius, elle a André Vallini, elle a Auchan.



En politique, les insensés peuvent faire en sorte que ce soient les sages qui aient tort.
Jean Rostand.

Bertrand Rouziès-Léonardi

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