Un score dont j'ai honte

12 hectares ! 

C'est une surface de terre agricole qui va disparaître au mois de septembre prochain parce que quelque  part un "acteur économique régional majeur" a décidé la construction d'un gigantesque bâtiment, pour produire mieux, plus et encore plus, à la façon capitaliste.
Mais c'est aussi un peu à cause de moi que ces terres seront anéanties, parce que j'aurais fait, la semaine dernière, l'étude de sols nécessaire à la réalisation du projet.

Quand je suis arrivé à l'accueil, chez "l'acteur majeur", je me suis annoncé, puis, en attendant le responsable du projet que l’hôtesse avait prévenu par téléphone, je n'ai eu d'autre choix que d'admirer, accrochés aux murs, des portraits géants, staliniens presque, du créateur de l'énorme coopérative qui me commanditait.
Et de pouvoir lire sur l'une des photos, la devise du Monsieur, écrite en grosses lettres : "La où il y a une volonté, il y a un chemin".
Y a pas à dire ! cette phrase, véritable ode au capitalisme, c'est beau ! Tellement beau ! que ... tenez ! on dirait une centrale nucléaire en perdition.

J'ai bien voulu m'en empêcher mais rien n'y a fait ! À l’hôtesse-standardiste qui m'avait accueilli, j'ai lancé : "C'est marrant mais je crois qu'en ce moment, au Japon, il y a des gens qui ont une immense volonté mais je ne sais pas s'il y aura pour autant un chemin pour eux." Je pensais, à cet instant, aux ouvriers sacrifiés dans le chaos de la centrale de TEPCO (*), assaillis par les radiations et pour qui, peut-être, un goût de métal avait déjà envahi la bouche, signe annonciateur d'une mort prochaine.

Ah bon ! fit-elle ; et de m'avouer toute pleine d'une béate et sotte admiration : "Pourtant, parmi les gens qui viennent, il y en a beaucoup qui l'écrivent (la devise), pour ne pas l'oublier, parce qu'ils la trouvent belle."
Le grand penseur étant décédé, c'est tout juste si elle ne pleurait pas en me répondant.

Je n'eus pas le temps de lui dire que, de nos jours, un grand nombre de personnes ont la très ferme volonté de sauver le Monde et que malgré cela elles ne trouvent pas le chemin pour y parvenir : Le responsable arrivait ! sûr de lui, la tête aussi gaie qu'une pièce d'un euro.
Ses pieds étaient engainés de chaussures pseudo-chics bien trop longues, presque comme celles d'un clown, si bien qu'il me vint, malgré Fukushima, une terrible envie de rire.

Il m'invita à le suivre, ce que je fis ; d'abord "à chaussures", jusqu'au parking, puis, en voiture, lui le téléphone vissé à une oreille de sa pièce d'un euro.

Nous arrivâmes sur le site. Un homme discutait avec un paysan, qu'il abandonna à son sort pour nous rejoindre.

Nous fîmes le tour des lieux.
Les groles trop grandes étaient maintenant emballées, chacune dans un pochon en plastique transparent, (avec élastique au mollet s'il vous plaît !), laissant voir la qualité des godasses, si bien que désormais le spectacle était sonore, à chaque fois qu'un pied faisait un pas : Fluck ! Fluck ! Fluck !

Les deux compères me montrèrent le champ où il ne fallait pas que j'aille car : "il n'est pas à nous !" me fut-il précisé.
Et le responsable rajouta : "Je ne vous dis pas pourquoi !" alors qu'en regardant le champ, juste derrière je voyais un magnifique manoir trois ou quatre fois centenaire.
Le moins ironique possible, du tac-au-tac, je répondis : "J'me doute !"

Mais il ne remarquèrent rien de ma colère contenue : ils s'y voyaient déjà !
Alors que l'air tout entier reniflait le légume à plein nez, le responsable expliquait : "La-bas, c'est l'arrivée, blablabla, réception, tri, tralala, conditionnement, tutti quanti, chargement des camions, nananananère, ils font le tour, en sens unique...", pouêt-pouêt ! En grandes pompes !
L'autre écoutait et regardait, comme si déjà il n'y avait plus de champ, et seulement le bâtiment et ses voiries, comme si le Monde et son centre étaient sous leurs yeux !
"7 hectares de bâtiment claironna-t-il !" Super, super. Ouais, ouais, ouais !

Pendant le retour vers la voiture, à la cadence du froissement de plastique, j'ai demandé : "Combien ça coûte un bâtiment comme ça ?"
"Ah, ça ! C'est la question pour un champion !" répondit-il tout fier. "Je le sais ! mais je ne vous le dirai pas !" fanfaronna-t-il encore, explosant d'importance.

C'est bon ! pensais-je.
Contre quelqu'un qui a si bien assimilé toute la culture TF1, je ne fais pas le poids, puisque (heureusement) je n'ai pas la télé !

Enfin ! Toujours est-il que mon score personnel de destruction de terres arables a grimpé ce jour là de 12 hectares et je ne sais pas si je vais supporter encore longtemps de participer à ce Crime contre l'Humanité et contre la Biosphère qui consiste à détruire systématiquement La Terre Nourricière.
En effet, la croissance qui se fonde sur cette destruction, à grands renforts de consommation de pétrole, est mortelle ; à tous les niveaux et pour tous.

Je souhaite l'écodouble ; vite.

(*) Opérateur japonais privé d'électricité, peu soucieux de sécurité sur ses centrales nucléaires, très soucieux de rentabilité financière, corrupteur actif, criminel chaque jour un peu plus.

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