Une journée toute en contraste

C'était un vendredi ; il y a quelques mois.

Je commençais ma journée sur un très gros chantier de terrassement, installé en lieu et place de ce qui était de belles prairies.
Un ou deux mois auparavant, un ministre, bien insuffisant, était venu avec faste inaugurer le site ; le site qui se voit destiné à accueillir une usine ; une usine sensée sauver le monde grâce à sa production ; production capable de résoudre le problème posé par la disparition du pétrole ; rien de moins.
Bref ! Un beau projet, pour une belle production industrielle au centre de toutes les préoccupations, turlupinant et taraudant les esprits de façon presque lancinante mais condamnée à une chute brutale, pareille à celle de la musique du Boléro de Ravel et cela par la faute des Lois de la Physique.

Vous aurez compris que mon manque d'enthousiasme dans mon boulot de ce jour était à la hauteur de l'immense bêtise de cette usine en devenir sans avenir.  

Le décapage des limons de recouvrement (*) était fini et le fond de forme (**) s'étalait devant moi, sans vie, uniforme, désespérément régulier et minéral.
Quelques taches brunes noirâtres attirèrent cependant mon attention, surtout que les camions y laissaient des ornières lorsqu'ils y roulaient dessus.
Ces taches étaient de forme très allongée, larges de quelques mètres. Leur couleur venait du fait qu'elles étaient constituées de terre végétalisée comprenant quelques cailloux d'origines diverses.
Il ne fallait pas en douter : nous étions en présence de vestiges archéologiques ; d'anciens fossés en l'occurence.

J'interrogeais le conducteur de la pelle la plus proche - musicien de formation ! oui ! oui ! il me le dira plus tard - et il me répondit que ce n'était pas les premières taches de ce genre qui avaient été mises au jour. Lui-même avait dû détruire d'autres fossés dans les jours précédents et il avait aussi effondré et fait disparaître, me dit-il, sous les coups de son godet, un petit souterrain qui, à mon sens, devait avoir été un tunnel (***) gaulois.

L'arrogance et les exigences du client vis-à-vis de l'entreprise de terrassement, la pression qu'il lui imposait - un travail de quatre mois ayant été fait en un mois et demi - et les lenteurs qu'il avait jusque-là développées pour le paiement des factures firent qu'il ne me vînt même pas à l'idée que le chantier puisse s'arrêter par ma faute, ne serait-ce qu'un instant, qui, finalement, aurait été celui nécessaire pour que le client fasse en sorte que je sois viré de ma boîte.

Je fis donc purger les "terres archéologiques" puis remblayer les purges avec le matériau de carrière utilisé pour constituer la plateforme.
J'avais violé la loi, détruit à jamais une petite partie du Livre de l'Humanité.
J'étais comme un collabo, et bien qu'ayant situé rapidement les vestiges sur mon plan juste avant leur destruction, cela afin de garder une trace, honte, révolte et colère envahissaient toute mon âme.
Si la justice veut que je rende des comptes, qu'elle le dise. Je rendrais compte et je donnerais le nom du vrai coupable.

Le repas me fit du bien ; on se console comme on peut.

Je passais la première heure de digestion dans la bagnole : dans notre monde, il ne faut pas perdre de temps. En conduisant, je rêvais d'une sieste.
Arrivé à destination, je me retrouvais dans une cité HLM.
Il y avait des tours, des parkings, des locaux à poubelles et des pelouses mal foutues, adoptées comme crottodromes par nos compagnons à quatre pattes, avec, en périphérie, quelques arbres nobles et courageux semblant égarés parmi ceux volontairement plantés par un paysagiste qui, à n'en pas douter, aurait dû choisir un autre métier.

C'est dans ce cadre que je découvris un jardin potager, joliment clos et bien entretenu.
Découpé en une demi-douzaine de parcelles, il s'étendait sur 500 m2 environ. Sur la droite, en entrant dans l'espace nourricier, une pompe à bras, comme celles qui trônaient sur les puits d'antan, restait prête à remplir seaux et arrosoirs. Dans un coin, un espace était réservé au compostage, non loin d'un petit cabanon de bois pour remiser les outils.
Partout, un paillage de compost ou d'herbes, parfait, protégeait le sol des ardeurs du soleil.
J'étais devant le jardin du futur, labellisé écodouble, celui aménagé dans la ville, cultivé par les habitants de la ville retrouvant ainsi leurs racines de la campagne, pour en partie se nourrir eux-mêmes.

Une femme accompagnée de deux adolescentes, apparut.
Elles pénétrèrent dans l'enclos en même temps que je leur dis bonjour. La conversation s'engagea.
Il y avait Joëlle, sa fille, et une copine de cette dernière, et elles venaient repiquer quelques pensées pour décorer l'endroit.

Joëlle répondit volontiers et très gentillement à toutes mes questions :
Elle me raconta ainsi que le jardin existe depuis 2 ans et qu'il a fallu 10 ans pour obtenir, de la part de l'organisme HLM, l'autorisation de le planter.
Que de courage et d'obstination ! il faut déployer pour arracher de l'intelligence à une administration, pensais-je.
L'eau du toit de l'immeuble le plus proche est récupérée puis stockée dans une cuve mise en place au moment de la création du jardin. La pompe à bras délivre cette eau selon le besoin. Une dizaine d'habitants viennent plus ou moins régulièrement travailler leurs plantations, l'endroit étant un lieu de retrouvailles entre voisins. On y échange son savoir-faire et ses trucs de jardinier(e).
Enfin je demandais : "Est ce que les jeunes (comprenez : ceux de la cité) respectent l'endroit ?
Joëlle me répondit que oui, en précisant qu'il y avait même comme une certaine protection, avec du respect.

J'étais content !

Mais il me fallait faire mon travail. Sans m'éloigner, je sortis le plan des sondages que je devais implanter.

Ma joie dans notre monde de brute n'a pas duré : je vis, sur le plan, un bâtiment à l'emplacement exact du beau jardin.
Au bord des larmes, je suis revenu vers Joëlle ; je lui dis l'horreur que je venais de découvrir, que je devais implanter des sondages de sols dans Son potager. Encore une fois ce vendredi, j'avais honte !
Elle me répondit qu'elle était au courant du projet.
Nous discutâmes encore un peu mais il lui fallait partir ; pour aller travailler à nettoyer ; quelque part ; dans les locaux d'une entreprise.
J'ai trouvé son courage extraordinaire et admirable.
Alors je lui ai promis de parler d'elle et de Son jardin potager en ville. Voilà ! C'est fait !

Mais au fait !
Dans notre monde de brutes, qui sont les vrais bandits, les réels voyous, les délinquants, les casseurs, les menteurs ? A votre avis ?

Eh bien je vais vous le dire.
Pour moi, c'est certain ! les vrais bandits, les réels voyous, les délinquants, les casseurs, les menteurs, sont ceux qui, par exemple, font construire des usines en détruisant de belles prairies et le patrimoine archéologique qu'elles renferment en violation de la loi, tout cela pour pouvoir fabriquer, par exemple, des voitures-électriques-pots-de-yaourt qui n'ont d'autre avenir que de demeurer anecdotiques tant elles sont ridicules et brinquebalantes.
J'ajoute que ces mêmes personnes sont pitoyablement stupides de croire qu'avec leur pot de yaourt électrique elles sont les entrepreneurs du futur tant le rendement énergétique de leur joujou est mauvais.
Je termine en affirmant que ces gens sont même des criminels, tant la fabrication de leur merde-à-roulettes cause des dommages irréversibles à la biosphère.

La réalité est que les vrais entrepreneurs, j'en suis certain, on les trouve parmi les gens qui se battent contre la bêtise et pour l'intelligence, à savoir, par exemple, la création de jardins potagers en ville et dans les cités. Parmi ces gens je connais Joëlle.

En fait, les gens ne sont pas en réalité ce que l'on peut croire qu'ils sont en apparence.

 

(*) Terres arables et limons sous-jacents recouvrant les altérations des substratums ou directement ces derniers.
(**) Surface d'assise d'un remblai.
(***) Garde-manger de l'époque gauloise.

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