Chiffres morbides

Vendredi 24 septembre, je déjeunais dans mon restaurant ouvrier préféré quand un monsieur vint s’asseoir en face de moi.
Il me reconnut tout de suite et après m’avoir dit bonjour il me souffla : « Alors ! Qu’allez-vous m’annoncer cette fois ? » Et puis il ajouta : « Je ne vous ai pas vu dimanche dernier au rassemblement contre les algues vertes. Et pour tout ce que vous m’aviez dit qui allait arriver la dernière fois : Bravo ! »
C’est à ce moment que je le reconnus : « Vous êtes l’agriculteur des environs de Locronan qui livrez des patates dans ce restaurant. C’est ça ? »
Par chance, je ne m’étais pas trompé.

Je me suis empressé de lui dire que c’est seulement parce que je lis presque tous les jours le blog de Paul Jorion que j’avais pu lui faire, lors de notre première rencontre, quelques annonces de choses qui allaient se produire concernant l’Espagne, l’Irlande, le Portugal ou la Grèce … et qui se sont produites depuis.

Nous reparlâmes d'agriculture et d'environnement.
Au final, il me parut bien triste et préoccupé. Il évoqua l’obligation qu’il avait de mettre aux normes ses installations de production laitière, avec un emprunt de 200 000 euros alors qu’actuellement il n’était quasiment pas endetté.
Il me dit qu’il est seul, avec "plein de boulot pour ramasser les patates", que cet après-midi, peut-être, quelqu’un viendrait l’aider à les ramasser, que des clients venaient lui ramener beaucoup de celles qu’il leur avait vendues cette année car elles se gâtent facilement du fait de la sécheresse de l'été.
Alors, je lui répondis qu’il n’était pas responsable des aléas météorologiques qui affectent les récoltes, qu’il n’avait pas à rembourser les idiots qui croient que la nourriture c’est comme une meuleuse fabriquée en Chine payée 6,90 euros et qui demandent à ce qu’elle leur soit remboursée parce qu’elle « ne marche pas » (et comment pourrait-il en être autrement ?).
Je lui dit ensuite qu’il ne fallait pas qu’il s’endette, qu’il valait mieux qu’il plante du chanvre pour les Chanvrières du Bélon et qu’il se sépare de ses vaches, pour rester libre. Tous mes arguments, il les a écoutés, avec attention. Puis il m’a simplement répondu, le regard vague, comme un homme déjà enfermé : « Ce n’est pas si simple que ça.»
J’ai continué en lui disant que son métier est un des plus complexe qui soit, que d’arrêter le lait ne serait pas difficile en comparaison du reste. Mais il était ailleurs.

Je le félicitais pour les bonnes frites que nous mangions, faites avec ses patates, et j’étais heureux de lui dire l’honneur que c’était pour moi de les manger avec lui. Et puis parce que je veux encore y croire, je lui dis que dans l’économie écologique les paysans seront les rois, que bientôt ça ira mieux et qu’aujourd'hui les paysans finissent de manger leur pain noir. Qu’il y avait trop de désespoir dans son métier et que cela ne pouvait durer.
Là, tout de suite, il me demanda si j’étais au courant des chiffres de suicides chez les paysans. Je lui répondis que je les connaissais et que j’étais révolté que personne n’en parle.
Il finit de manger un peu avant moi, se leva, me dit au revoir et partit vers le bar.
Je le suivi peu après si bien qu’il m’invita à prendre un café avec lui. Comme un c.. je refusai : le café me rend malade. Et puis, égoïste, j’étais trop pressé de lire le journal.

Il but tout seul et je lus de même.

Il était parti quand j’en eu fini avec Ouest France. Et comme j’étais en train de payer, le patron s’inquiéta auprès de moi qu’il avait trouvé son fournisseur de pommes de terre très malheureux. « Il est toujours plein de joie et d’entrain d’habitude ; là il va vraiment pas bien ».
Alors les chiffres dont nous avions parlés me revinrent brutalement à l’esprit.

La mondialisation, sa rigueur, sa brutalité, son inhumanité, provoque des multitudes de drames partout dans le Monde. Ils sont toujours transposables en chiffres mais les médias n’en rapportent que peu.
En France, les journalistes s’attachent à parler de certains d’entre-eux, ceux qu’ils considèrent comme représentatifs.
Ainsi, ils annoncent systématiquement tous les suicides parmi les 105 000 travailleurs de chez France Télécom.
L’an dernier, 19 salariés de cette entreprise se sont donné la mort, à bout qu’ils étaient à cause des méthodes de gestion financières. Cette année, ils sont déjà 23 à avoir fait ce geste de désespoir.
Pour bien se rendre compte de l’ampleur de cette vague, il faut prendre un peu de recul.
Dans notre pays, riche de 65 millions d’habitants, 12 000 personnes mettent fin à leurs jours chaque année. Le ratio est donc de 1 suicide pour 5416 personnes.
Le chiffre me paraît déjà énorme, ne pouvant résulter à mon sens que d’un mal-être sociétal profond. À titre de comparaison, les espagnols par exemple, se suicident 2 fois moins que nous.
Chez France Télécom, en prenant le nombre de 25 victimes, le ratio est de 1 suicide pour 4200 personnes. Il y a donc en effet de quoi se poser des questions sur les méthodes utilisées par les dirigeants et gestionnaires de cette entreprise.

Mais hélas, il y a pire ! Et même bien pire. Mais là, personne ne dit rien.
Dans nos campagnes, de pauvres agriculteurs, totalement seuls et abandonnés par la société qu’ils nourrissent, commettent l’irréparable à cause de ce qu’est devenu leur métier.
Ils restent encore 650 000 environ à essayer de rester dans le métier de la Terre, de plus en plus dur, de plus en plus ingrat, de plus en plus montré du doigt, de moins en moins reconnu.
L’année dernière, 400 de ces gens se sont suicidés, soit un ratio de 1 suicide pour 1625 personnes (*).
En fait, on se suicide presque 3,5 fois plus chez les paysans et agriculteurs que dans le reste de la population (et encore, gageons que les gros agriculteurs de la Beauce ne font pas partie des désespérés).

Des chiffres comparables sont observés dans nombres de pays d’Asie et notamment en Inde (et qu'en est-il en Afrique, où des multinationales ou des pays puissants volent les Terres aux paysans ?).
Pourtant, entendez-vous les médias rapporter cette catastrophe ? Cette catastrophe qui bientôt, à ne pas manquer si nous continuons dans cette voie, nous touchera tous.

Tiens bon paysan. Tu m’es très précieux ; même si tes mains sont abimées par le noble labeur dans lequel la Société t’abandonne injustement.
J’espère que je te reverrai.

(*) Une association de producteurs de lait indépendants annonce même 800 suicides.

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