Un nuisible redoutable pour l'agriculture biologique : la bioindustrie

Article écrit par Bertrand Rouziès Léonardi, initialement publié le 14 février 2014 dans le Club de Médiapart.

La menace se précise. L’attaque serait imminente. Non, elle a déjà commencé et c’est une attaque sorcière, comme dirait Isabelle Stengers. Quatre géants de l’agrochimie labellisée « Révolution verte », Monsanto, BASF, Bayer et Syngenta, se penchent depuis peu, telles quatre mauvaises fées, sur le berceau de ce presque nouveau-né1 qu’est l’industrie des produits naturels de « biocontrôle ». Celle-ci pèserait, selon Monsanto, près de 2,3 milliards de dollars, un pactole non négligeable, présenté nûment, mais à relativiser tout de même. Il suffit de le rapporter au chiffre d’affaires de la seule société Monsanto, qui flirtait en 2012 avec les 13,5 milliards de dollars, et de le répartir, par hypothèse, entre tous les convoiteux. Mais bon, c’est toujours 2,3 milliards de pris et dans la fraternité des supranationales, chacun a droit à une belle part.

Les grandes manœuvres de phagocytage ont débuté en 2012, sautant par-dessus les frontières. L’allemand Bayer avale alors l’américain AgraQuest, qui donnait dans les pesticides biologiques. La même année, BASF rachète Becker Underwood, réputé pour ses savoureuses semences-dragées, enrobées de micro-organismes.

Panique en France, où le secteur du biocontrôle est plutôt dynamique (4 000 emplois concernés) et innovant, mais aussi morcelé, ô tare suprême ! La première réaction de Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture, aura été de rouler des mécaniques, sur l’air, bien connu des fabulistes, de la grenouille qui veut s’égaler au bœuf : « Face aux géants de la chimie, il faut créer des géants du biocontrôle. »

Les rumeurs vont déjà bon train parmi les professionnels qui, moins préoccupés de jouer les pécores aérophagiques que de se faufiler entre les guiboles desdits géants, suspectent ceux-ci de vouloir les piétiner en faisant mine de les remarquer. Il y a en effet un précédent fameux, celui des compagnies de tramways étatsuniennes. En 1902, celles-ci géraient un réseau électrifié de 35 000 kilomètres et transportaient 5 milliards de passagers. Les municipalités, considérant leur monopole dans le transport de masse comme une menace pour la liberté d’entreprendre, leur déclarèrent une guerre sans merci, avec la complicité des institutions. En plus de la redevance dont elles devaient s’acquitter, ces compagnies, dans la plupart des villes, étaient astreintes à l’entretien des voies routières urbaines, lesquelles, du fait de l’essor de l’automobile, se dégradaient de plus en plus vite. À New York, ce surcoût d’exploitation engloutissait 23 % de leurs revenus2. Parallèlement, les encombrements de la circulation dus à l’accroissement du flux des véhicules individuels perturbaient la grille horaire et décourageaient de nombreux usagers. Dans les années 20, se mirent à proliférer en toute légalité les Jitney bus, des taxis pirates qui venaient chercher les clients aux arrêts de tramways. Le coup de grâce fut infligé par l’état fédéral. En 1935, le Wheeler Rayburn Act força General Electric et Insull, propriétaires de la majorité des compagnies de tramways, à s’en séparer. Des myriades de petites compagnies non rentables naquirent aussitôt, qui furent rachetées par un consortium réunissant General Motors, Standard Oil et Firestone, en association avec Rapid Transit Company et Yellow Coach Bus Company, deux petites entreprises de transport. Le consortium s’empressa alors de supprimer, purement et simplement, les lignes de tramways ou de leur substituer des lignes de bus. L’industrie du moteur à explosion établissait ainsi sa suprématie3.

Il n’est donc pas aventureux de prêter une telle intention à Monsanto et consorts. Au-delà des intentions des prédateurs, on peut s’interroger sur celle d’un ministre qui prétend qu’il faut être soi-même un prédateur pour tenir tête aux prédateurs. Si l’État, au nom du bien commun, est incapable de s’interposer entre les vautours et leurs proies désignées et ne trouve, en fait d’échappatoire, que la course aux armements, c’est que l’État n’existe plus, ou du moins qu’il n’existe plus pour le peuple qu’il est censé servir. Que la proto-industrie du biocontrôle pactise avec l’agro-industrie et se décrédibilise, c’est une chose, qu’elle cherche, pour son salut, à rejoindre les standards comportementaux de l’agro-industrie, c’en est une autre, beaucoup plus inquiétante. On peut béatement se féliciter d’abriter sur son sol d’immenses pouponnières de coccinelles et se trouver bien démuni si, par la faute d’un tiers, des millions de bestioles dévoreuses s’abattaient sur la campagne environnante et achevaient de détruire des équilibres biotopiques déjà fort malmenés. Le même problème se poserait avec les fermes d’algues prolifiques dont quelques individus migreraient malencontreusement vers d’autres rivages. Posons-nous les vraies questions : pourquoi nous faut-il des pouponnières de coccinelles ? En manquerait-on ? Si oui, pourquoi ? - Sûr que les géants de l’agro-industrie savent la réponse. Pourquoi nous faut-il des algues pour fertiliser nos champs ? La fertilité des sols reculerait-elle ? Si oui, qui en est responsable ? - Sûr que les géants de l’agro-industrie savent la réponse.

Nous avons bien vu, avec l’industrie bancaire, ce que les mégastructures apportent d’inertie (« too big to fail », « too big to jail »)(*) dans le ruissellement des richesses. Nous avons bien vu, avec l’industrie pharmaceutique, ce que les mégastructures apportent d’inertie dans le bouillonnement de la recherche. Et si la proto-industrie du biocontrôle devait son succès et ses avancées, justement, à son morcellement et à sa sous-capacité industrielle ? Il est plus que douteux qu’elle ait quoi que ce soit à gagner d’un gonflement jusqu’à la taille critique d’une bioindustrie véritable.

Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

Jean de La Fontaine, Fables, Livre I.


1 Le suisse Syngenta a une expertise de 25 ans en la matière, mais sa filiale dédiée, Bioline, ne monte véritablement en puissance que depuis deux ans, si l’on en croit Charles Vaury, secrétaire général pour la France de l’IBMA, l’International Biocontrol Manufacturers’ Association.
2 Zachary M. Schrag, « The bus is young and honest », Technology and Culture, vol. 41, n° 1, 2000, pp. 51-79.
3 Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène, Le Seuil, 2013, pp. 132-133.

(*) Note de écodouble : traduire par ("trop gros pour faire faillite", "trop gros pour aller en prison")

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